Site de Télérama le 02/06/2020,
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Bruno Canard est directeur de recherche pour le CNRS dans le laboratoire Architecture et fonction des macromolécules biologiques, sur le campus de l’université Aix-Marseille (site de Luminy). Ce spécialiste des coronavirus depuis bientôt deux décennies y encadre une équipe de 25 personnes. Il dénonce, exemples à l’appui, les conséquences absurdes du sous-dimensionnement de la recherche fondamentale en France.
« Depuis 2016, mon équipe se bat pour obtenir le financement nécessaire à l’achat d’un cryo-microscope électronique, un équipement indispensable à nos recherches sur les structures moléculaires des coronavirus. Cette technologie a fait d’énormes progrès au cours de la dernière décennie. Avec les cryo-microscopes actuels, il est désormais possible de “voir” directement, avec une résolution de 2 à 3 angströms, la structure moléculaire du virus. On peut ainsi repérer exactement l’endroit où glisser un médicament qui, comme le grain de sable, ira gripper la machinerie interne du virus. C’est absolument capital.
Malgré cela, et en dépit du fait qu’on est vraiment sûr de ne pas se tromper aujourd’hui en investissant dans ce type de technologie, toutes nos demandes – comme celles d’ailleurs d’autres laboratoires en France – ont échoué. Ce genre de microscopes vaut, pour les plus gros d’entre eux, de 5 à 6 millions d’euros l’unité, et il en existe seulement trois en France. Un équipement dérisoire, comparé à l’Allemagne ou à l’Angleterre, qui en comptent de 20 à 25 chacune. C’est dire le retard colossal, connu et dénoncé de longue date, qui est le nôtre en la matière. La France a commis une lourde erreur en ne prenant pas le tournant de cette nouvelle technologie. L’impulsion aurait normalement dû être donnée par le CNRS, mais, à force d’assécher ses moyens, on lui a fait perdre son importance stratégique. On l’a beaucoup critiqué ces dernières années pour tout un tas de raisons, souvent idéologiques, au point d’oublier que notre pays ne peut pourtant pas se passer d’un organisme central de recherche fort et prescripteur, à la croisée des différents champs scientifiques (physique, chimie, biologie…).
Depuis une trentaine d’années, les options prises par les décisionnaires en matière de recherche – ministère, conseillers, comités scientifiques – le sont au détriment de la recherche fondamentale. La médecine hospitalière, qu’on retrouve aujourd’hui en première ligne contre le Covid-19, souhaite toujours disposer le plus rapidement possible des médicaments les plus efficients pour soigner les malades. C’est parfaitement normal. Il est cependant important de ne pas oublier que, pour que ces médicaments existent, il faut s’appuyer sur les chercheurs. Eux seuls, grâce à leurs travaux, sont en mesure de fournir les données qui permettent ensuite de produire les médicaments et les vaccins, dont bénéficieront le système de santé et les praticiens. Il ne s’agit donc pas de les opposer mais de comprendre que chercheurs et médecins sont les deux extrémités d’une chaîne au milieu de laquelle interviennent la chimie médicinale et les entreprises pharmaceutiques.
Le problème actuel vient de la faiblesse de la recherche fondamentale, en particulier dans les secteurs de la virologie, de la biochimie, de la biologie structurale et de la chimie médicinale justement. Ils ont été dramatiquement négligés depuis des années. Aujourd’hui, on en mesure les conséquences par exemple avec le virus du sida. Il a été découvert par une équipe française au début des années 1980. Quatre décennies plus tard, il existe pas loin de 40 médicaments sur le marché, dont aucun n’est issu de près ou de loin d’une entreprise française.
L’histoire s’est répétée depuis avec l’hépatite C, identifiée en 1989. Trente ans plus tard, il existe une dizaine de médicaments actifs permettant de soigner et guérir les malades qui en sont atteints. Mais, là aussi, aucun n’est français. Concernant le coronavirus, la situation est encore pire. La recherche en biologie structurale a été carrément abandonnée en cours de route. On a accumulé des années de retard. Résultat : toutes les données fondamentales sont fournies par d’autres pays. Or la maîtrise de ce savoir-faire pour élaborer un médicament est absolument cruciale. C’est la raison pour laquelle l’impossibilité de financer l’acquisition des cryo-microscopes est rageante. Tout le monde en France en aurait besoin pour que notre pays commence à reprendre la place qu’il devrait avoir dans cette course à la recherche en biologie structurale.
Ces exemples sont le reflet d’un abandon du soutien apporté par les pouvoirs publics à la recherche fondamentale. Et, malheureusement, la situation ne semble pas près d’évoluer. Il n’y a qu’à observer la composition du comité scientifique sur le coronavirus et du Comité analyse, recherche et expertise (Care), récemment mis en place par le gouvernement pour le conseiller. On y trouve 80 % de médecins cliniciens et, pour faire bonne figure, un ou deux chercheurs du CNRS qui ne sont impliqués ni dans des travaux de virologie, ni dans d’autres de biologie structurale. Là encore, on assiste au maintien d’une chasse gardée délétère pour la stratégie de recherche en France. Il serait plus que temps de rééquilibrer la balance et d’arrêter de sous-dimensionner la recherche fondamentale et la chimie médicinale, qui seules permettent de produire des données structurales nécessaires à l’élaboration des “candidats médicaments”, qui deviendront ensuite les médicaments que les médecins attendent. »