Par Tristan Vey
Le Figaro Sciences, 18/06/2020
Des études in vitro menées au Scripps Research Department of Immunology and Microbiology de Floride viennent appuyer la théorie de la mutation. Une seule mutation, sur les 30.000 bases composant le génome du coronavirus apparu en Chine fin 2019, aurait suffi à changer le visage de l’épidémie. Cette hypothèse n’est pas nouvelle : elle date de la fin avril. Bette Korber, du Los Alamos National Laboratory, au Nouveau-Mexique, affirmait alors qu’une souche portant une mutation appelée S-D614G semblait prendre le pas sur les autres lorsqu’elle entrait en compétition sur un territoire donné. Cette analyse avait alors été critiquée pour son manque de solidité statistique : le hasard pouvait suffire à lui seul à expliquer le «succès», bien réel, de cette souche par rapport aux autres.
Des études in vitro menées au Scripps Research Department of Immunology and Microbiology de Floride viennent toutefois appuyer cette théorie aujourd’hui. Lorsqu’ils étaient dotés de cette mutation spécifique, les virus-modèles utilisés par les chercheurs infectaient plus facilement les cellules humaines en laboratoire. Les résultats de ces travaux ont été publiés en fin de semaine dernière sur la plateforme de prépublication en ligne bioRxiv.
Revenons un instant sur cette mutation identifiée début mars en Europe, au Mexique, au Brésil et en Chine, à Wuhan. Elle modifie la structure d’une molécule clé du virus, la protéine S, ou spicule. Ces molécules forment les pics qui hérissent la surface du coronavirus et lui servent à pénétrer dans les cellules de l’organisme infecté. C’est d’ailleurs ce qui explique le nom de cette mutation, S-D614G: une glycine (G, l’un des acides aminés constituant les protéines) a remplacé un acide aspartique (D, un autre acide aminé) sur le codon 614 de la protéine S.
Il n’était pas absurde de penser qu’un changement à cet endroit du virus soit lourd de conséquences. Mais les premières analyses in silico (modélisations permettant d’étudier de la nouvelle protéine sur ordinateur) n’avaient rien mis de concluant en évidence. Cette modification du spicule ne semblait pas avoir d’effet sur sa géométrie ou sa fonctionnalité, accréditant l’hypothèse d’une mutation sans grand intérêt favorisée par le hasard plutôt que par l’avantage évolutif qu’elle conférerait. Les choses ont toutefois changé «à la paillasse», quand cette mutation a été étudiée à la surface de virus-modèles, sans danger pour l’homme, par les chercheurs du Scripps Research. «Le nombre, ou la densité, de spicules fonctionnels à la surface du virus est quatre à cinq fois plus important avec cette mutation», assure Hyeryun Choe, auteur référent de l’étude.
Si cela avait échappé aux biologistes, c’est que le rôle de la mutation est assez subtil. «La protéine S est en fait composée de deux morceaux, S1 et S2, qui ont chacun un rôle: S1 porte la clé à insérer dans la serrure de la cellule pour s’y fixer, avant que S2 ne permette à la membrane du virus de fusionner avec celle de la cellule pour permettre au matériel génétique du premier de rentrer dans la seconde», explique Étienne Decroly, directeur de recherche CNRS au laboratoire Architecture et fonction des macromolécules biologiques à Marseille. Pour que le virus devienne actif, il faut qu’une enzyme vienne couper la protéine S pour séparer S1 et S2 et les rendre fonctionnelles, sans pour autant qu’elles se détachent complètement l’une de l’autre. C’est là que la mutation intervient: elle semble rendre plus «solide» le fil ténu qui relie S1 et S2 après action de cette enzyme découpeuse. En somme, la mutation «stabilise» le virus dans sa forme la plus efficace.
Cela expliquerait pourquoi la souche s’est répandue comme une traînée de poudre. La mutation, absente en février de la base de données GenBank qui recense toutes les séquences publiques de nucléotides, est présente dans 70 % des échantillons mis en ligne en mai! C’est cette souche qui a massivement circulé dans le nord de l’Italie, mais aussi en France (où elle représenterait plus de 90 % des infections selon les travaux de l’Institut Pasteur), puis aux États-Unis. Une deuxième question se pose désormais: cette mutation a-t-elle rendu le virus plus «agressif»? Les équipes de Los Alamos le pensaient, car ils observaient une charge virale plus importante chez les patients infectés par cette souche. Cela reste toutefois hautement spéculatif à ce jour.