Dr Jacques Fleurentin, pharmacien
Dr Jean-Michel Morel, médecin
Le 24 avril 2020
Ce que dit le communiqué de l’ANSES et son contexte
L’ANSES (Agence Nationale de Sécurité sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail) a publié ce 17 avril 2020 un communiqué de mise en garde envers « Certaines plantes contenues dans les compléments alimentaires peuvent perturber les défenses naturelles de l’organisme en interférant notamment avec les mécanismes de défense inflammatoires utiles pour lutter contre les infections et, en particulier, contre le COVID-19. Les plantes visées par cet avis de l’ANSES sont : le saule, la reine des prés, l’harpagophytum, le curcuma, les échinacées, le bouleau, le peuplier, la réglisse… »
voir le communiqué complet sur le site de l’ANSES
Cette mesure a été prise à la suite d’une recommandation de l’ANSM datée du 18/04/2019, contre-indiquant la prise d’AINS pendant les maladies infectieuses.
Cette prise de position datait donc d’avant la pandémie de COVID-19. Elle a sans doute été reprise en raison de la concentration de malades, surtout âgés, dans les services d’urgence, et du risque d’amplification et de démultiplication des problèmes.
La note conseillait l’éviction des AINS tels que l’ibuprofène et le kétoprofène en cas de fièvre ou d’infection même bénigne (virale ou bactérienne), en raison d’un risque de complications infectieuses graves : « Il s’agit d’infections sévères de la peau et des tissus mous (dermohypodermites, fasciites nécrosantes,…), de sepsis, d’infections pleuro-pulmonaires (pneumonies compliquées d’abcès, de pleurésie), d’infections neurologiques (empyèmes, abcès cérébraux,…) ou ORL compliquées (cellulites, médiastinites,…), à l’origine d’hospitalisations, de séquelles voire de décès ».
A notre avis
L’ANSES a donc extrapolé cette problématique, dont la pathogénie ne semble pas connue, aux anti-inflammatoires végétaux, en reconnaissant leurs propriétés sur ce plan.
Il faut bien préciser également qu’il ne s’agit que d’éviter la prise de ces plantes au début de la maladie, en appliquant un principe de précaution.
Nous prenons acte de la qualité de ce remarquable travail de synthèse bibliographique réalisé par les experts de l’ANSES, qui montre, grâce aux nombreuses références bibliographiques citées, les propriétés anti-inflammatoires et immunomodulatrices d’un certain nombre de plantes. Des résultats précliniques in vivo et in vitro de qualité sont présentés allant même jusqu’à expliquer certains mécanismes d’action.
Ce travail honore les rédacteurs, et il conforte les pharmaciens qui conseillent ces plantes et les médecins qui les prescrivent car les propriétés sont bien expliquées et bien documentées.
En tant que praticiens de terrain, au contact du public, nous avons néanmoins souhaité réagir. En effet, nous pensons que les conclusions de ce document risquent d’être contre-productives, en ostracisant toutes les plantes qui y sont citées, et en laissant à penser que la phytothérapie est aussi délétère que les AINS monomoléculaires.
Les compléments alimentaires sont considérés ici d’une part comme possédant des propriétés anti-inflammatoires alors qu’ils ne peuvent être présentés habituellement que pour « le bien-être des articulations » et d’autre part comme ayant des effets immunomodulateurs alors que seule une formule du type « bon fonctionnement immunitaire » peut être utilisée pour la commercialisation.
Les compléments alimentaires, dont la règlementation relève de l’ANSES, ne doivent pas être confondus avec les médicaments à base de plantes dispensés en pharmacie, dont les autorisations de mise sur le marché dépendent de l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament).
Il a toujours été clair que les médicaments à base de plantes relevant de l’ANSM possèdent des propriétés thérapeutiques et des indications du type « anti-inflammatoire » ou « immunostimulant », alors que les compléments alimentaires ne peuvent revendiquer d’effets thérapeutiques.
Les propriétés dont le communiqué de l’Anses s’empare ne correspondent donc pas aux allégations acceptées légalement pour ce type de produits.
En revanche, l’ANSM considère quant à elle que la plupart de ces plantes ont un usage traditionnel anti-inflammatoire ou immunomodulateur mais pas des effets affirmés car il manque des preuves scientifiques, ceci étant lié à la réglementation européenne sur les médicaments à base de plantes (Agence Européenne des Médicaments, EMA).
Quelques exemples
Par son communiqué, l’ANSES déconseille par exemple l’usage de la reine des prés Filipendula ulmaria, au vu de sa composition chimique renfermant des dérivés salicylés, car l’effet anti-inflammatoire exercé pourrait nuire à la réponse immunitaire. L’effet anti-inflammatoire de l’acide acétylsalicylique est établi à la dose d’un gramme par prise, à raison de 3 prises par jour. Or, l’acide salicylique contenu dans la reine des prés peut atteindre 10 % maximum ; il faudrait donc prendre plus d’une cinquantaine de gélules par jour pour obtenir le même effet.
Si on prend l’hypothèse d’une teneur en dérivés salicylés de 3 à 4 % dans la reine des prés, sachant que 1 ml de salicylate de méthyle pur équivaut à 1,4 g d’acide acétylsalicylique, la quantité d’aspirine dans une tisane est inférieure au dosage nourrisson…
Poukens-Renwart, P., Tits, M., Wauters, J. N., & Angenot, L.. Densitometric evaluation of spiraeoside after derivatization in flowers of Filipendula ulmaria (L.) Maxim. Journal of pharmaceutical and biomedical analysis, (1992), 10(10), 1085-1088.
Quant aux risques liés aux polygalas, au bouleau, au peuplier ou à la verge d’or, il est encore plus limité car la teneur est bien inférieure.
Ces risques théoriques qui relèvent d’un principe de précaution sont très bien analysés, mais cet avis risque d’avoir pour conséquence de discréditer tout le circuit officinal qui, en conseillant des produits à base de plantes, donnera la mauvaise impression de méconnaître les risques liés à la phytothérapie.
De plus, il n’est pas fait mention d’une proportion moindre des molécules actives dans les extraits végétaux, ni de leurs propriétés régulatrices.
On découvre en effet que les complexes moléculaires végétaux agissent en réseau, ainsi les anti-inflammatoires végétaux contenant des dérivés salicylés induiraient une activation simultanée de cytokines pro- et anti-inflammatoires, ce qui pourrait moduler la réactivité immunologique cellulaire.
Ulrich-Merzenich G, Hartbrod F, Kelber O, Müller J, Koptina A, Zeitler H. Salicylate-based phytopharmaceuticals induce adaptive cytokine and chemokine network responses in human fibroblast cultures. Phytomedicine. 2017 Oct 15;34:202-211. doi: 10.1016/j.phymed.2017.08.002. PMID 28899503
L’approche multicible semble être plus prometteuse que celle privilégiant une cible unique, en modulant par exemple les réseaux complexes de cytokines pro-inflammatoires.
Wagner, H.D. Allesscher (Eds.), Multitarget Therapy – the Future of Treatment for More than Just Functional Dyspepsia. Phytomedicine, vol 13 (2006), pp. 122-129
L’introduction des technologies « -omiques » ouvre de nouvelles perspectives pour rationaliser la compréhension des effets des phytocomplexes en médecine, qui sont parfaitement adaptés à la prévention, au traitement des maladies multifactorielles et à l’individualisation de la thérapeutique. Soigner un individu n’est pas que rechercher une molécule qui se fixe sur un récepteur.
Ulrich-Merzenich, D. Panek, H. Zeitler, H. Wagner, H. Vetter. New perspectives for synergy research with the “omic”-technologies. Phytomedicine, Volume 16, Issues 6–7, 2009, Pages 495-508, https://doi.org/10.1016/j.phymed.2009.04.001.
L’approche novatrice de la « méta-omique », utilisant des modélisations informatiques et les méthodes du « big data », permet d’appréhender dans leur globalité des systèmes biologiques complexes et dynamiques. La phytogénomique, la transcriptomique, la protéomique, jusqu’à la métabolomique, permettent de comprendre de mieux en mieux les effets de mélanges complexes de molécules et leurs propriétés cohérentes d’adaptation à une situation pathologique spécifique.
Gertsch, J. (2011). Botanical drugs, synergy, and network pharmacology: forth and back to intelligent mixtures. Planta medica, 77(11), 1086-1098.
C’est toute la problématique du « totum » qui est en question. Tous les phytothérapeutes mettent en avant cette supériorité des extraits végétaux totaux fonctionnant en synergie, avec un excellent rapport efficacité/tolérance.
Wagner H, Ulrich-Merzenich G. Synergy research: approaching a new generation of phytopharmaceuticals. Phytomedicine. 2009 Mar;16(2-3):97-110. doi: 10.1016/j.phymed.2008.12.018. PMID 19211237
Conclusion
A n’en pas douter, le circuit officinal tiendra compte de ces recommandations de l’Anses et cessera tout conseil dans ce domaine. Par contre, les ventes continueront à se développer sur internet sans conseils et sans précautions.
Dorénavant, le terme « anti-inflammatoire » a de fortes chances de devenir un épouvantail.
Le pharmacien et le médecin sont les interlocuteurs privilégiés du grand public dans ce domaine et ils ont plus besoin de pistes positives que de listes négatives.
Le risque est grand de laisser encore plus le champ libre à des non-professionnels, à internet, avec ses solutions dithyrambiques et le plus souvent mercantiles au bout du compte.
En conclusion, nous considérons que ce travail bibliographique de grande qualité était légitime, mais que ses conclusions risquent de contribuer malheureusement à écarter le public d’un conseil scientifique, officinal et médical pourtant bienvenu.